Chapitre XXII
Regarde autour de toi, vois ces sinistres lieux ;
C’est ici, jeune Astolphe, où l’homme malheureux,
Dont le seul crime, hélas ! fut sa triste indigence,
Vient, demi-mort de faim, attendre sa sentence.
De ces sombres caveaux l’épaisse humidité,
Du flambeau de l’espoir étouffe la clarté :
À sa flamme mourante un fantôme ironique
S’empresse d’allumer sa lampe fantastique,
Afin que la victime, en entr’ouvrant les yeux,
Puisse trouver encor quelque aspect odieux.
La Prison, acte I, scène III.
Dès que je fus entré, je jetai un regard inquiet sur mon conducteur ; mais la lampe dans le vestibule répandait trop peu de clarté pour permettre à ma curiosité de distinguer parfaitement ses traits. Comme le geôlier tenait cette lampe à la main, ses rayons portaient directement sur sa figure, que je pus examiner, quoiqu’elle m’intéressât beaucoup moins. C’était une espèce d’animal sauvage, au regard dur, et dont le front et une partie du visage étaient ombragés par de longs cheveux roux. Ses traits étaient animés par une sorte de joie extravagante dont il fut transporté à la vue de mon guide.
Je n’ai jamais rien rencontré qui offrit à mon esprit une image si parfaite d’un hideux sauvage adorant l’idole de sa tribu. Il grimaçait, riait, pleurait même : toute sa physionomie exprimait un aveugle dévouement qu’il serait impossible de peindre. Il ne s’expliqua d’abord que par quelques gestes et des interjections, comme : – Ohi ! hai ! oui, oui ; – Il y a longtemps qu’elle ne vous avait vu, – avec d’autres exclamations non moins brèves, exprimées dans la même langue qui avait servi à mon guide et à lui quand ils s’étaient expliqués ensemble sur le seuil de la porte. Mon guide reçut cet hommage avec le sang-froid d’un prince accoutumé aux respects de ses vassaux, et qui croit devoir les en récompenser par quelque marque de bonté. Il tendit la main au porte-clefs, et lui dit : – Comment cela va-t-il, Dougal ?
– Ohi ! ahi ! s’écria Dougal en baissant la voix avec précaution, et en regardant autour de lui d’un air de crainte, est-il possible ! Vous voir ici ? Vous ici ! Et qu’est-ce qu’il arriverait si les baillis venaient faire une ronde, les sales et vilains coquins qu’ils sont ?
Mon guide mit un doigt sur sa bouche. – Ne craignez rien, Dougal, vos mains ne tireront jamais un verrou sur moi.
– Ces mains ! non, non, jamais ! on les lui couperait plutôt toutes deux ! Mais quand retournerez-vous là-bas ? Vous n’oublierez pas de le lui faire savoir. – Elle est votre pauvre cousin seulement au septième degré[63].
– Dès que mes plans seront arrêtés, je vous avertirai, Dougal.
– Et, par sa foi ! dès que vous le ferez, quand ce serait un samedi à minuit, elle jettera les clefs de la prison à la tête du prévôt, ou lui jouera un autre tour, et vous verrez si elle ne l’osera pas pourvu que le dimanche matin commence.
L’étranger mystérieux coupa court aux extases du porte-clefs en lui adressant de nouveau la parole dans la langue inconnue dont il avait fait usage à la porte de la prison, et que j’appris ensuite être l’irlandais, l’erse ou le gaélique, lui expliquant probablement ce qu’il exigeait de lui.
– Tout ce que vous voudrez. – Cette réponse annonça la disposition de Dougal à se conformer à toutes les volontés de mon guide. Il remonta la mèche de sa lampe pour nous procurer plus de lumière, et me fit signe de le suivre.
– Ne venez-vous pas avec nous ? demandai-je à mon conducteur.
– Non. Je vous serais inutile, et il faut que je reste ici pour assurer votre retraite.
– Je ne puis soupçonner que vous vouliez m’entraîner dans quelque danger.
– Dans aucun que je ne partage avec vous.
Il prononça ces mots d’un ton d’assurance qui ne pouvait me laisser aucun doute.
Je suivis le porte-clefs, qui, laissant les portes ouvertes derrière lui, me fit monter par un escalier tournant, un turnpike, comme les Écossais l’appellent, et puis, dans une étroite galerie, il ouvrit une des portes qui donnaient sur le passage, me fit entrer dans une petite chambre, et jetant les yeux sur un méchant grabat qui était dans un coin :
– Elle dort, me dit-il à voix basse en plaçant la lampe sur une petite table.
– Elle ! qui ? pensai-je : eh quoi ! serait-ce Diana Vernon, que je vais trouver dans ce séjour de misère ?
Je tournai les yeux vers le lit, et un seul regard me convainquit, non sans une sensation de plaisir, que mes craintes n’étaient pas fondées. Une tête qui n’était ni jeune ni belle, avec une barbe grise que le rasoir n’avait pas touchée depuis deux ou trois jours, m’ôta toute inquiétude à l’égard de Diana ; mais ce ne fut pas sans un chagrin bien vif que, tandis que le prisonnier frottait ses yeux en s’éveillant, je reconnus des traits bien différents, mais qui avaient aussi pour moi un intérêt bien puissant, ceux de mon pauvre ami Owen. Je me plaçai un moment hors de sa vue, de crainte que dans le premier moment de surprise il ne laissât échapper quelque exclamation bruyante qui eût répandu l’alarme dans ces tristes demeures.
L’infortuné formaliste, qui s’était jeté tout habillé sur son lit, se soulevant à l’aide d’une main, tandis qu’il ôtait de l’autre un bonnet de laine rouge qui lui couvrait la tête, dit en bâillant et d’un ton qui prouvait qu’il était encore à moitié endormi : – Je vous dirai au total, M. Dugwell[64], ou quel que soit votre nom, que si vous faites sur mon sommeil de semblables soustractions, je m’en plaindrai au lord prévôt.
– Il y a un gentleman qui veut vous parler, répondit Dougal qui avait repris le vrai ton bourru d’un geôlier, en place de l’air de joie et de soumission avec lequel il avait parlé à mon guide ; et, faisant une pirouette sur le talon, il sortit de la chambre.
Il se passa quelques instants avant que le dormeur fût assez bien éveillé pour me reconnaître, et quand il fut assuré que c’était moi qu’il voyait, la consternation se peignit dans ses traits, parce qu’il crut qu’on m’envoyait partager sa captivité.
– Oh ! M. Frank, quels malheurs vous avez causés à la maison et à vous même ! Je ne parle pas de moi, je ne suis qu’un zéro, pour ainsi dire ; mais vous ! vous étiez la somme totale des espérances de votre père, son omnium. Faut-il que vous, qui pouviez être un jour le premier homme de la première maison de banque de la première ville du royaume, vous vous trouviez enfermé dans une misérable prison d’Écosse, où l’on n’a pas même le moyen de brosser ses habits !
En parlant ainsi, il frottait avec sa manche, d’un air de dépit, un pan de cet habit noisette jadis sans tache, qui avait ramassé quelque poussière contre les murs ; son habitude de propreté minutieuse contribuant à augmenter pour lui le désagrément de se trouver en prison.
– Grand Dieu ! continua-t-il, quelle nouvelle pour la bourse ! Il n’y en a pas eu une semblable depuis la bataille d’Almanza, où la somme des Anglais tués et blessés s’est montée au total de 5000 hommes, sans faire entrer les prisonniers dans l’addition. Qu’y dira-t-on quand on apprendra que la maison Osbaldistone et Tresham a suspendu ses paiements !
J’interrompis ses lamentations pour l’informer que je n’étais pas prisonnier, quoique je pusse à peine lui expliquer comment il se faisait que je me trouvasse près de lui à une telle heure. Je ne pus mettre fin à ses questions qu’en lui faisant moi-même celles que me suggérait sa propre situation. Il ne me fut pas facile d’obtenir de lui des réponses très précises ; car Owen, comme vous le savez, mon cher Tresham, quoique fort intelligent dans tout ce qui concerne la routine commerciale, ne brillait nullement dans tout ce qui sortait de cette sphère.
Je parvins pourtant à apprendre ce qui suit, en somme totale : mon père, faisant beaucoup d’affaires avec l’Écosse, avait à Glascow deux principaux correspondants. La maison Macvittie, Macfin et compagnie lui avait toujours paru, ainsi qu’à Owen, obligeante et accommodante. Dans toutes leurs transactions ces messieurs avaient montré une déférence entière pour la grande maison anglaise, et s’étaient bornés à jouer le rôle du chacal, qui, après avoir chassé pour le lion, se contente de la part de la proie que ce dernier veut bien lui assigner. Quelque modique que fût leur portion du profit d’une affaire, ils écrivaient toujours qu’ils en étaient satisfaits ; et quelques peines, quelques démarches qu’elle eût occasionnées, ils n’en pouvaient trop faire, selon eux, pour mériter l’estime et la protection de leurs honorables amis de Crane-Alley.
Un mot de mon père était pour Macvittie et Macfin aussi sacré que toutes les lois des Mèdes et des Perses. On n’y pouvait faire ni changement, ni innovations, ni observations. L’exactitude pointilleuse qu’Owen, grand partisan des formes, surtout quand il pouvait parler ex cathedra, exigeait dans les comptes et dans la correspondance n’était même guère moins sacrée à leurs yeux. Toutes ces démonstrations de soumission et de respect étaient prises pour argent comptant par Owen ; mais mon père, accoutumé à lire de plus près dans le cœur des hommes, y trouvait une bassesse et une servilité qui le fatiguaient, et avait constamment refusé de satisfaire à leurs sollicitations pour devenir ses seuls agents en Écosse. Au contraire, il donnait une bonne partie de ses affaires à une autre maison dont le chef était d’un caractère tout différent. C’était un homme dont la bonne opinion qu’il avait de lui-même allait jusqu’à la présomption, qui n’aimait pas plus les Anglais que mon père n’aimait les Écossais, qui ne voulait se charger d’aucune affaire que sous la condition d’une égalité parfaite dans le partage des bénéfices, enfin qui, en fait de formalités, tenait à ses idées autant qu’Owen était entier dans les siennes, et qui se mettait peu en peine de ce que pouvaient penser de lui toutes les autorités de Lombard-Street[65].
D’après un tel caractère, il n’était pas très facile de faire des affaires avec M. Nicol Jarvie ; et elles occasionnaient quelquefois, entre la maison de Londres et celle de Glascow, de la froideur et même des querelles qui ne s’apaisaient que parce que leur intérêt commun l’exigeait. L’amour-propre d’Owen avait été plus d’une fois froissé dans ces discussions ; il n’est donc pas étonnant qu’en toute occasion il appuyât de tout son crédit la maison discrète, civile et respectueuse de Macvittie, Macfin et compagnie, et qu’il ne parlât de Nicol Jarvie que comme d’un orgueilleux et impertinent colporteur écossais avec qui il était impossible de vivre en paix.
Il n’est pas surprenant qu’avec cette façon de penser, et dans les circonstances où se trouvait la maison de banque de mon père, par l’infidélité de Rashleigh, Owen, à son arrivée à Glascow qui précéda la mienne de deux jours, crut devoir s’adresser aux correspondants dont les protestations réitérées de dévouement et de respect semblaient lui assurer l’indulgence et les secours qu’il venait demander. Un saint patron arrivant chez un zélé catholique ne serait pas reçu avec plus de dévotion qu’Owen le fut chez MM. Macvittie et Macfin. Mais c’était un rayon du soleil qu’un nuage épais ne tarda point à obscurcir. Concevant les meilleures espérances de cet accueil favorable, il peignit sans détour la situation de mon père à des correspondants si zélés et si fidèles. Macvittie fut étourdi de cette nouvelle, et Macfin, avant d’en avoir appris tous les détails, feuilletait déjà son livre-journal afin de voir sans délai la situation respective des deux maisons. Il s’en fallait de beaucoup que la balance fût égale, et mon père se trouvait en débit pour une somme assez considérable. Leurs figures, déjà fort allongées, prirent sur-le-champ un aspect encore plus sombre ; et, tandis qu’Owen les priait de couvrir de leur crédit celui de la maison Osbaldistone et Tresham, ils lui demandèrent de les mettre à l’instant même à couvert de tout risque d’aucune perte ; enfin, s’expliquant plus clairement, ils exigèrent qu’il leur fit déposer entre les mains des effets pour une somme double de celle qui leur était due. Owen rejeta bien loin cette proposition, comme injurieuse pour sa maison, injuste pour les autres créanciers, et en se récriant contre leur ingratitude.
Les associés écossais trouvèrent dans cette discussion un prétexte pour s’emporter, pour se mettre dans une violente colère et pour s’autoriser à prendre des mesures que leur conscience, ou du moins un sentiment de délicatesse, aurait dû leur interdire.
Owen, en qualité de premier commis d’une maison de banque, avait, comme c’est assez l’usage, une petite part dans les bénéfices, et par conséquent il était solidairement responsable des obligations qu’elle contractait. MM. Macvittie et Macfin ne l’ignoraient pas ; et, pour le déterminer à consentir aux propositions dont il avait été si révolté, ils eurent recours à un moyen sommaire que leur offraient les lois d’Écosse et dont il paraît qu’il est facile d’abuser. Macvittie se rendit devant le magistrat, fit serment qu’Owen était son débiteur et qu’il avait dessein de passer en pays étranger[66]. En conséquence il obtint sur-le-champ un mandat d’arrêt contre lui, et depuis la veille le pauvre Owen était enfermé dans la prison où je venais d’être conduit d’une manière si étrange.
Tous les faits m’étant alors bien connus, la seule chose qui nous restât à examiner était la marche que je devais suivre, et cette question n’était pas facile à résoudre. Je voyais les dangers qui nous environnaient, mais la difficulté consistait à y porter remède. L’avis qui m’avait été donné semblait m’annoncer que ma sûreté personnelle serait en danger si je faisais des démarches publiques en faveur d’Owen. Celui-ci avait la même crainte ; et, sa frayeur le portant à l’exagération, il m’assura qu’un Écossais, plutôt que de perdre un farthing[67] avec un Anglais, trouverait des moyens pour le faire arrêter, lui, sa femme, ses enfants, ses domestiques des deux sexes, et même ses hôtes étrangers. Les lois sont si sévères, si cruelles même dans presque tous les pays, et j’étais si peu au fait des affaires commerciales et judiciaires, que je ne pouvais me refuser tout à fait à croire son assertion. Mon arrestation aurait donné le coup de grâce aux affaires de mon père. Dans cet embarras, il me vint à l’idée de demander à mon vieil ami s’il s’était adressé au second correspondant de mon père à Glascow.
– Je lui ai écrit ce matin, me répondit-il ; mais, si la langue dorée de Gallowgate m’a traité ainsi, que pouvons-nous attendre du négociant pointilleux de Salt-Market ? Ce serait demander à un agent de change de renoncer à son tant pour cent. Tout ce que j’y gagnerai, ce sera peut-être une opposition à mon élargissement si Macvittie y consentait. Nicol Jarvie n’a pas même répondu à ma lettre, quoiqu’on m’ait assuré qu’on la lui avait remise en mains propres comme il allait à l’église. Se jetant alors sur son lit et se couvrant la tête des deux mains : – Mon pauvre cher maître ! s’écria-t-il, mon pauvre cher maître ! C’est pourtant votre obstination, M. Frank, qui est cause... Mais que Dieu me pardonne de vous parler ainsi dans votre malheur ! C’est la volonté de Dieu, il faut s’y soumettre.
Toute ma philosophie, Tresham, ne put m’empêcher de partager la détresse du bon vieillard, et nous confondîmes nos larmes. Les miennes étaient les plus amères, car ma conscience m’avertissait que les reproches qu’Owen m’épargnait n’eussent été que trop fondés, et que ma résistance à la volonté de mon père était la cause de tous ces revers.
Mes pleurs s’arrêtèrent tout à coup quand j’entendis frapper à coups redoublés à la porte extérieure de la prison. Je m’élançai hors de la chambre, et je courus au bord de l’escalier pour savoir ce dont il s’agissait. Je n’entendis que le porte-clefs qui parlait alternativement à voix haute et à voix basse : – Elle y va, elle y va, cria-t-il. Puis, s’adressant à mon conducteur : O hon-a-ri ! O hon-a-ri ! que fera-t-elle maintenant ; montez là-haut ; cachez-vous derrière le lit du gentilhomme sassenach. – Elle vient aussi vite qu’elle peut. – A hellanay ! C’est milord prévôt avec deux baillis, deux gardes et le gouverneur de la prison. – Dieu les bénisse ! – Montez, ou elle vous rencontrera. – Elle y va, elle y va... La serrure est embarrassée[68].
Tandis que Dougal ouvrait bien malgré lui la porte de la prison et tirait lentement les verrous l’un après l’autre, mon conducteur montait l’escalier, et il arriva dans la chambre d’Owen où je venais de rentrer. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si elle offrait quelque endroit où il pût se cacher ; mais, n’en apercevant point : – Prêtez-moi vos pistolets, me dit-il... Mais non, je n’en veux point, je puis m’en passer... Quoi qu’il puisse arriver, ne vous mêlez de rien. Ne vous chargez pas de la défense d’un autre. Cette affaire ne regarde que moi, et c’est à moi de m’en tirer. J’ai été quelquefois serré de bien près, de plus près encore qu’en ce moment.
En parlant ainsi, il jeta dans un coin de la chambre le manteau qui l’enveloppait et se plaça à l’extrémité, en face de la porte, sur laquelle il ne cessait de fixer son regard pénétrant et déterminé, repliant un peu son corps en arrière pour concentrer ses forces, comme un coursier qui aperçoit la barrière qu’on va l’exciter à franchir. Je ne doutai pas un instant que son projet ne fût de se défendre contre le péril, de quelque part qu’il vînt, en s’élançant brusquement sur ceux qui paraîtraient quand la porte serait ouverte, pour gagner la rue malgré toute résistance.
D’après son apparence de vigueur et d’agilité, on pouvait prévoir qu’il viendrait à bout de son projet, à moins qu’il n’eût affaire à des gens armés et qui voulussent faire usage de leurs armes. Il se passa un moment d’attente solennelle entre l’ouverture de la porte extérieure et celle de l’appartement, où il entra non des soldats avec la baïonnette au bout du fusil ni des gardes de nuit avec des massues, des haches d’armes ou des pertuisanes, mais une jeune fille d’assez bonne mine, tenant encore d’une main ses jupons qu’elle avait relevés pour ne pas les salir dans la rue, et portant de l’autre une lanterne sourde. Un personnage plus important se montra ensuite. C’était un magistrat, comme nous l’apprîmes bientôt, homme gros et court, portant une immense perruque, tout gonflé de sa dignité, et haletant d’impatience et de dépit.
– Belle chose ! et très convenable, de me tenir à la porte une demi-heure, capitaine Stanchels, dit-il en s’adressant au geôlier en chef qui venait de s’approcher comme pour accompagner respectueusement le dignitaire : – Il m’a fallu frapper à la porte de la prison, pour y entrer, aussi fort que frapperait quiconque en voudrait sortir si cela leur servait à quelque chose, ces pauvres créatures ! – Et qu’est-ce que je vois, qu’est ceci ? s’écria-t-il ; des étrangers dans la prison, à cette heure de la nuit !... Porte-clefs, je tirerai cela à clair ; Stanchels, soyez-en bien sûr. Fermez la porte, et je vais parler à ces messieurs. Mais d’abord il faut que je dise un mot à une vieille connaissance, M. Owen. Eh bien ! M. Owen, comment va la santé ?
– Le corps ne va pas mal, M. Jarvie, mais l’esprit est bien malade, répondit le pauvre Owen.
– Sans doute, sans doute ; je le crois bien. C’est une aventure fâcheuse, surtout pour un homme qui tenait latête si haute. Mais nous sommes tous sujets à des hauts et à des bas, M. Owen. Nature humaine ! nature humaine !... M. Osbaldistone est un brave homme ! un honnête homme ! mais j’ai toujours dit qu’il était de ceux qui feraient une belle cuillère ou qui gâteraient la corne, comme disait mon père le digne diacre. Or, le diacre me disait : Nick, mon fils Nick (il se nommait Nicol comme moi, de sorte que les gens qui aimaient les sobriquets nous appelaient, lui le vieux Nick, et moi, le jeune Nick)[69] ; Nick, disait-il, n’étendez jamais le bras si loin que vous ne puissiez le retirer. J’en ai dit autant à M. Osbaldistone ; mais il ne prenait pas mes avis en trop bonne part, et cependant c’était à bonne intention, très bonne intention.
Ce discours débité avec beaucoup de volubilité, et avec l’air de quelqu’un qui tire vanité d’un bon avis négligé, ne me donnait pas d’espoir de trouver de grands secours en M. Jarvie. Je reconnus pourtant bientôt que si ses manières manquaient un peu de délicatesse, le fond de son cœur n’en était pas moins excellent ; car Owen s’étant montré offensé qu’il lui tint ce langage dans sa situation présente, le banquier de Glascow lui prit la main, la secoua fortement, et lui dit : – Allons, allons, M. Owen, du courage ! Croyez-vous que je serais venu vous voir à deux heures de la nuit, de la nuit du dimanche, et que j’aurais presque oublié le respect dû à ce saint jour si je n’avais voulu que reprocher à un homme tombé de n’avoir pas pris garde où il marchait ? Non, non ! ce n’est pas là le genre du bailli Jarvie, et ce n’était pas ainsi qu’agissait avant lui son digne père le diacre[70]. Vous saurez donc que ma coutume invariable est de ne jamais m’occuper des affaires de ce monde le jour du sabbat ; et quoique j’aie fait tout ce qui était en mon pouvoir pour ne pas songer de toute la journée à la lettre que vous m’avez écrite ce matin, j’y ai pensé malgré moi plus qu’au sermon. J’ai aussi l’habitude de me coucher tous les soirs à dix heures, dans mon lit à rideaux jaunes, à moins que je ne mange une morue chez un voisin ou qu’un voisin ne me fasse compagnie à souper. Demandez à cette jeune égrillarde si ce n’est pas une règle fondamentale dans ma maison. Eh bien ! je suis resté toute la soirée à lire de bons livres, des livres de dévotion, bâillant de temps en temps comme si j’avais voulu avaler l’église de Saint-Enoch, jusqu’à ce que j’eusse entendu le dernier coup de minuit. Alors il m’était permis de jeter un coup d’œil sur mon livre de comptes pour m’assurer où nous en étions ensemble ; et comme ni le vent ni la marée n’attendent personne, j’ai dit à Mattie : – Prends la lanterne, ma fille ; – et je me suis mis en route pour venir voir ce qu’on peut faire pour vous. Le bailli peut se faire ouvrir à toute heure les portes de la prison, comme le pouvait aussi son père le diacre, brave homme, à qui Dieu fasse paix !
Quoiqu’un profond soupir, poussé par Owen quand il entendit parler du livre de compte, m’apprît que la balance n’était pas encore en notre faveur de ce côté, et quoique le discours du digne magistrat annonçât un homme qui, plein de son mérite, triomphait de la supériorité de son jugement, cependant la franchise et la simplicité que j’y remarquai indiquaient un bon cœur et me donnèrent quelque espérance. Il invita Owen à lui faire voir quelques papiers qu’il lui arracha presque de la main ; s’étant assis sur le lit pour reposer ses jambes, comme il le dit, il déclara qu’il se trouvait fort à l’aise, et, ayant fait approcher sa servante pour l’éclairer avec sa lanterne, il se mit à les lire avec attention, prononçant de temps en temps quelques mots à demi-voix, et entremêlant sa lecture de quelques interjections.
Mon guide mystérieux, le voyant occupé de cette manière, parut disposé à profiter de cette occasion pour prendre congé de nous sans cérémonie. Il posa un doigt sur ses lèvres en me regardant et s’avança insensiblement du côté de la porte, de manière à exciter le moins d’attention possible. Ce mouvement n’échappa point à l’alerte magistrat, qui ne ressemblait guère à mon ancienne connaissance le juge Inglewood. Il soupçonna son projet, et le déconcerta sur-le-champ. – Stanchels, s’écria-t-il, veillez à la porte ! ou plutôt fermez-la, poussez les verrous, et faites bonne garde en dehors.
Le front de l’étranger se rembrunit, et il parut de nouveau songer à effectuer sa retraite de vive force ; mais le bruit des verrous se fit entendre, probablement avant qu’il n’y fût décidé. Prenant alors un air calme et croisant ses bras, il retourna au fond de la chambre et s’y assit sur une table.
M. Jarvie, qui paraissait expéditif en affaires, eut bientôt fini l’examen des papiers qu’Owen lui avait remis. – Eh bien ! M. Owen, lui dit-il alors, votre maison doit certaines sommes à MM. Macvittie et Macfin, attendu les engagements qu’ils ont contractés pour l’affaire des bois de Glen-Cailziechat qu’ils m’ont retirée d’entre les dents, un peu grâce à vous, M. Owen ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit en ce moment. Ainsi donc votre maison leur doit ces sommes, et pour raison de cette dette ils vous ont logé sous le double tour de clef de Stanchels. Vous leur devez donc cette somme, et peut-être encore d’autres ; vous en devez peut-être aussi à d’autres personnes, peut-être à moi-même, bailli Nicol Jarvie.
– Je conviens, monsieur, dit Owen, que la balance du compte en ce moment est en votre faveur, mais vous voudrez bien faire attention...
– Je n’ai le temps de faire attention à rien à l’heure qu’il est, M. Owen. Songez donc que nous sommes encore bien près du sabbat, que je devrais être dans un lit bien chaud et qu’il y a de l’humidité dans l’air... Ce n’est pas le moment de faire attention... Enfin, monsieur, vous me devez de l’argent, il ne faut pas le nier, vous m’en devez plus ou moins. Cependant, M. Owen, je ne vois pas avec plaisir qu’un homme actif comme vous l’êtes, qui s’entend en affaires comme vous, se trouve retenu dans une prison, tandis qu’en continuant sa tournée et en s’occupant de la besogne dont il s’est chargé, il arrangerait peut-être les choses de manière à tirer d’embarras les débiteurs et les créanciers. J’espère que vous en viendrez à bout, si l’on ne vous laisse pas pourrir dans cette geôle. Maintenant, monsieur, le fait est que si vous pouviez trouver quelqu’un qui souscrivît pour vous une caution de judicio sisti, c’est-à-dire qui garantisse que vous ne quitterez pas le pays et que vous comparaîtrez devant la cour de justice quand vous y serez légalement appelé, vous seriez remis en liberté ce matin même.
– M. Jarvie, dit Owen, bien certainement, si je trouvais un ami qui voulût me rendre ce service, j’emploierais ma liberté d’une manière utile pour ma maison, et pour ceux qui ont des relations avec elle.
– Et bien certainement aussi vous ne manqueriez pas de comparaître au besoin, et de relever cet ami de son engagement ?
– Je le ferais, fussé-je aux portes du tombeau, aussi sûr que deux et deux font quatre.
– Eh bien ! M. Owen, je n’en doute point, et je vous le prouverai. Oui, je vous le prouverai. Je suis un homme soigneux, cela est connu ; industrieux, toute la ville le sait. Je sais gagner des guinées, je sais les conserver et j’en sais le compte, et je ne crains aucune maison de Salt-Market, ni même de Gallowgate. Je suis prudent, comme mon père le diacre l’était avant moi ; mais je ne puis souffrir qu’un honnête homme, qui entend les affaires, qui peut réparer ou prévenir un malheur, se trouve comme cloué contre une porte sans pouvoir se secourir ni aider les autres : ainsi donc, M. Owen, c’est moi qui serai votre caution, caution judicio sisti, c’est-à-dire que vous vous représenterez, non pas judicatum solvi, c’est-à-dire que vous paierez, ce qui fait une grande différence : souvenez-vous-en bien.
M. Owen lui répondit que dans l’état actuel des affaires de la maison d’Osbaldistone et Tresham il ne pouvait s’attendre que personne voulût cautionner leurs paiements ; qu’au surplus il n’y avait aucune perte à craindre en définitive, et qu’il ne s’agissait tout au plus que d’un retard ; que quant à lui, il ne manquerait certainement pas à se présenter devant le tribunal dès qu’il en serait requis.
– Je vous crois, je vous crois, en voilà bien assez. Ce matin, à l’heure du déjeuner, vous aurez vos jambes libres. Maintenant voyons qui sont vos compagnons de chambrée, et par quel hasard ils se trouvent dans la prison à une pareille heure.